Changer de travail ? Se reconvertir ? Et si on changeait le travail ?
Les sondages et études multiples se succèdent depuis la période COVID pour s’accorder sur des données assez proches : le désir de mobilité est fort chez les actifs : environ 2 sur 3 aspireraient aujourd’hui à au moins un changement professionnel dans les deux années à venir. Au-delà de ces éléments toujours discutables, France Stratégie consacre un rapport au défi des transitions professionnelles.
Si on a surtout insisté sur le phénomène de Grande démission, que nous avions déjà évoqué dans une publication de 2021 (Grand démission : vraiment ?), c’est plutôt sous l’angle du sens du travail que les publications s’enchaînent aujourd’hui : ainsi, 39% des salariés du privé ressentent un décalage entre leurs convictions personnelles sur le plan social et environnemental et leur quotidien professionnel, selon un récent sondage Kantar pour Imagreen. Parmi eux, 6 sur 10 envisageraient même de quitter leur entreprise pour ces raisons. Tout le monde en parle. France culture y consacre 4 épisodes dans son émission Avec Philosophie. Le travail : pourquoi faire ? titre à son tour le Un Hebdo du 8 novembre 2023. On y reparle aliénation voire absurdité. On remet en une cette phrase d’Albert Camus dans « Le mythe de Sisyphe » publié en 1942 ! « Les dieux….avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir ».
Rien de vraiment neuf me direz-vous, et à juste titre ! Les sciences humaines au sens large, (sociologie, psychologie du travail…) ont largement documenté tous ces aspects depuis plusieurs décennies. Alors, est-ce une simple mise en visibilité de facteurs tus par les intéressés jusqu’à lors ? Est-ce le travail lui-même qui est questionné, soumis aux pressions de la compétition, de la productivité et du contrôle sans cesse renforcé et déshumanisé ? Est-ce l’invisibilisation de nos contributions souvent réduites à des respects de ratios ou normes ? N’est-ce pas le signe que les professionnels ne peuvent plus faire leur travail « comme ils le souhaiteraient » et que la gouvernance par les nombres et les normes a remplacé un savoir-faire reconnu. Mis en tension, évalués, contrôlés, ont-ils encore le sentiment de pouvoir mettre du leur dans le travail, contribuer à faire œuvre.
Alors, cette focalisation sur le sens du travail pose des questions : peut-on distinguer à priori des métiers qui auraient du sens et d’autres qui seraient justes absurdes et inutiles ? Déjà, en posant la question, on mesure la complexité de la réponse. L’anthropologue David Graeber dans son livre Bullshit jobs la posait. De manière provocante, il évoquait ces travailleurs « amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et sans réel intérêt, tout en ayant pleinement conscience de la superficialité de leur contribution à la société ». Mais les emplois ne naissent pas de rien. Ils s’inscrivent dans des dynamiques sociétales et peuvent aussi être de simples réponses à des modes de vie (hyperconsommation, accumulation, culte de la réalisation de soi). Interroger les emplois sans interroger l’organisation et les modes de vies peut être aussi une impasse.
Il nous semble donc essentiel de faire quelques distinctions :
S’il existe effectivement des emplois dont on peut questionner à priori le sens et l’éthique, la radicalité d’une telle position n’est pas tenable. Le sens au travail n’est pas nécessairement donné à priori : il est aussi l’interaction entre une personne et un environnement de travail qu’il peut aussi contribuer à faire évoluer. Ainsi un Data scientist peut parfaitement servir des finalités inclusives ou de soin, de même qu’il peut contribuer à une société technocratique du big data obsédée par le contrôle et les modes de consommation ; un ouvrier sylviculteur peut prendre soin de la forêt ou servir des logiques extractivistes. C’est aussi la manière dont nous avons une latitude décisionnelle dans notre travail qui permet ou pas, de l’investir dans un sens qui est compatible avec les valeurs que nous portons.
Cela amène à apporter une autre précision : Il y a bien un enjeu d’entreprise, tant dans son modèle économique et social, que dans sa responsabilité sociétale. Si l’on peut se méfier d’un « Green washing » de circonstance, on peut aussi considérer l’entreprise comme un environnement propice aux changements de paradigmes collectifs. On le voit avec l’intérêt suscité par la notion d’entreprise régénératrice. Par ailleurs, un travail, un emploi ne sont pas réductibles à une succession d’activités qui auraient (ou pas) du sens. Travailler c’est aussi être en lien avec d’autres personnes, échanger, faire œuvre commune. Nous avons tous fait l’expérience d’activités répétitives que nous avons effectué avec grand plaisir parce que nous nous y mettions tous.
Mais au niveau de la personne, revenons à quelques attributs simples qui peuvent faire que le travail n’est pas un levier d’ennui voire de souffrance mais parfois aussi un environnement propice, mobilisateur, sensé que l’on peut investir avec intensité
- Que je me reconnaisse dans ce que je fais : cela fait écho à des valeurs auxquelles je crois
- Que je puisse réellement apporter une contribution propre (la mienne, ou celle d’un collectif) non déjà prédéterminée par des algorithmes envahissants
- Que je sois reconnu dans ce que j’apporte et qu’on soit attentif à mes conditions d’exercice
On voit la place de la reconnaissance et de l’attention à chacun dans ces critères.
Or ces attributs n’ont pas seulement à voir avec le côté vert ou durable du métier : une aide à domicile peut s’y retrouver si l’entreprise qui l’emploie veille à ces critères. Cela peut être vrai pour un usineur, un agent comptable, un travailleur social, un journaliste…Ce n’est pas tant le métier qui a du sens à priori, c’est bien la manière dont la personne peut l’habiter, l’investir et y mettre du sien. Et cela relève à la fois des choix de l’entreprise, de ses finalités, son organisation et bien évidemment ses modes de pilotage et de management.
Mais la période actuelle peut également faire émerger une idée simple : la réussite de chacun est difficilement dissociable de l’impact sur le bien commun.
Or les modèles de la réussite individuelle se sont largement affranchis de ces critères jusqu’à lors. La conscience de la nécessité d’œuvrer collectivement à construire un monde plus soutenable et plus juste y apparait progressivement. Il s’agit d’une amorce, quelque chose qui ne demande qu’à se développer pour peu qu’on lui accorde soin et attention. Et c’est peut-être ce qui s’annonce.
Car la répartition des richesses, les crises d’accès à la nourriture à l’eau en cours et à venir, l’accaparement insupportable d’une partie des ressources communes ne peuvent plus laisser indifférents. Les nouvelles générations le font savoir. Chacun peut, à son échelle, dans sa famille, avec ses proches se poser une question simple : est-ce que le travail, au-delà de sa dimension contraignante n’est-pas aussi un levier très puissant pour rendre plus habitable notre monde commun ? N’est-ce pas aussi ce que l’on peut entendre dans ce qui s’exprime ?
Nous publierons, dans les prochaines semaines, avec Agnès Heidet un article sur ce sujet.
Cela fait également le lien avec la conversation thématique que nous avons lancé autour du thème « Orienter sa vie professionnelle vers un monde durable et juste ».
André CHAUVET