Escale 2 : un chemin escarpé
On peut être saisis d’effroi face à l’avalanche quotidienne de nouvelles terrifiantes ; tétanisés, groggys, impuissants face aux comportements impérialistes, haineux et imprévisibles de dirigeants qui ont décidé de se partager le monde quelles qu’en soient les conséquences.
Toute puissance ? Nostalgie des conquêtes d’un autre temps ? De fait, les désastres écologiques et les limites planétaires ne sont plus vraiment à la une, ni à l’agenda. De nouvelles options pour des scénarios de fin du monde ? Je peux toujours essayer d’informer sur le recul inédit de la banquise arctique : la banquise c’est loin de nous ! Ou diffuser une infographie sur les différents impacts de la hausse des températures (entre 1,5°, 2° et 3°) sur tous les écosystèmes : 2100, ce n’est pas tout de suite et nous ne sommes pas concernés ! Vraiment ? Pourtant, tous ces phénomènes sont interdépendants. Et on perçoit aujourd’hui les conséquences de processus d’exploitation multiples qui ont rythmés l’histoire.
Dans l’introduction de son livre passionnant (et saisissant !), « Le monde confisqué », l’économiste et historien Arnaud Orain, parlant des limites de la planète, écrit :
« La conséquence de tout cela pour les détenteurs de capitaux, responsables politiques, ingénieurs et autres décideurs se dessine facilement. La limitation et la raréfaction du vivant, des minéraux et des métaux, ainsi que des difficultés de recyclage n’appellent qu’à une conclusion : se lancer dans une compétition débridée à l’accaparement des dernières terres et plateaux océaniques disponibles…dans une entreprise désespérée de maintien du statu quo économique, une nouvelle vague impérialiste a débuté. C’est le retour de la rareté. ».
Et son livre décrit les différentes phases que l’on retrouve dans l’histoire de ce capitalisme de la finitude comme il le nomme. Et il précise plus loin qu’il n’y en aura pas pour tout le monde et que la force sera nécessaire pour s’accaparer ce qui reste. L’actualité fait terriblement écho à ses propos. Me revient en mémoire l’essai prophétique de Pierre-Henri Castel qui dans « Le mal qui vient », avec provocation, écrivait en 2018 : « Que s’ensuit-il ? Ceci d’également insupportable à concevoir : jouir en hâte de tout détruire va devenir… tentant …et plus loin « La tentation du pire, à certains égards anime d’ores et déjà ceux qui savent que nous vivons les temps de la fin. ». Et dans la conclusion, il a cette phrase : « Travailler à se rendre inintimidable, voilà le vrai travail de la culture. ».
En somme, ne pas se laisser intimider ! Intimidation : le mot est lâché dans un contexte géopolitique où c’est une pratique quotidienne. Alors, parler soutenabilité ou durabilité dans ce contexte, ce n’est plus un défi, c’est une gageure. Car tout risque de nous intimider. Voire de nous décourager. Nous en faisons tous l’expérience.
Collectif Lab Green Guidance ?
La création de notre collectif Lab Green Guidance pourrait en être une belle illustration. Créer une association, c’est aussi essayer d’expliquer les finalités de ce collectif. Ce qu’il cherche ou ce qu’il défend avant de savoir comment il le fait. J’ai fait l’expérience récente de chercher à faire comprendre ce que recouvre l’expression « Vies professionnelles soutenables ». D’abord expliquer Green Guidance et les raisons d’un mot anglais, c’est déjà rude ! Alors, vies professionnelles soutenables, au moins, c’est en français ! Donc expliquer tout cela auprès de personnes bien intentionnées, curieuses de cette démarche, cela pouvait sembler aller de soi, voire facile. Oh que nenni ! Déjà vies professionnelles, c’est étrange comme appellation : « Vous parlez des emplois ? » et moi de répondre : « Euh, non pas uniquement …. ! » et plus tard : « Oui, vous parlez des métiers verts » et moi « Euh, non pas seulement… ». Là je commençais à avoir perdu mes interlocuteurs. Déjà différencier métiers, emplois et situations de travail, qui, sur ce sujet est un vrai enjeu, peut paraître subtil. Mais élargir à la question des vies professionnelles, c’est y ajouter une dimension temporelle, un processus (les carrières, les parcours), et là, c’est encore autre chose ! Cela fit dire à un de mes interlocuteurs : « Oui, mais la plupart du temps, on travaille dans ce qu’on trouve ! Je le vois bien avec mes enfants ! Et un peu plus tard. « Mais là, la priorité, cela va être de nous réarmer ». J’essayais de passer mon chemin en renonçant à toute tentative d’explicitation ou de débat, n’étant plus vraiment sûr de mes propres arguments quand la dame de l’assurance me dit alors : « Soutenables, cela veut dire quoi ? ». Là, je me suis un peu pris les pieds dans le tapis en passant par le mot anglais tout en voyant vite que c’était une mauvaise idée. Et donc ces vies professionnelles soutenables ne sont plus vraiment dans l’agenda mais pas vraiment lisibles non plus. On pressent le risque de l’entre-soi, de l’auto persuasion alors que la question nous concerne toutes et tous, et même (et surtout) ceux qui ne sont pas encore là, ces générations futures dont parle Hans Jonas.
Si la formulation « Vies professionnelles soutenables » paraît aussi difficile à expliciter, c’est parce que le terme de soutenabilité est polysémique et qu’appliqué aux carrières, il peut en caractériser différentes facettes, pas toujours complémentaires, parfois opposées.
Le terme lui-même de soutenable peut renvoyer à ce qui peut être supporté. Appliqué aux vies professionnelles, qu’est-ce que cela signifie ? Et soutenable pour qui ? Pour la personne qui travaille ? Dans un excellent article Shékhina Rochat et Stéphane Bonzon, en parlant de la durabilité (qui peut être souvent employé à la place de soutenabilité) définissent deux visions de la carrière durable, qui renvoient tour à tour à des préoccupations tantôt centrées sur le bien-être de l’individu et tantôt sur la préservation de l’environnement…et proposent le concept des carrières durables « au carré » caractérisant des carrières durables non seulement du point de vue de l’individu, mais également de la société et de l’écologie.
Comment les questions de soutenabilité sont appréhendées du côté du professionnel en recherche d’évolution ?
Une fois posée cette distinction essentielle, on peut également se demander comment les questions de soutenabilité sont appréhendées du côté du professionnel en recherche d’évolution mais plus largement selon quelle facette on observe ce processus.
On peut lire le sujet de différentes façons. Nous en proposons trois en sachant qu’elles peuvent être mixées, se succéder ou se superposer. En quelques mots, on observe trois facettes :
- La première renvoie aux transformations du travail liées aux questions écologiques : évolution des métiers et des activités de travail
- La deuxième ajoute un enjeu supplémentaire en s’intéressant à la question des impacts du travail et à la responsabilité individuelle et collective relatives à l’habitabilité de la terre : soutenabilité du travail tant du côté des personnes que du côté des écosystèmes.
- La troisième facette s’intéresse à des dynamiques plus proactives et existentielles que j’appellerais régénératives : elles interrogent les leviers mobilisables pour que le travail et plus largement les contenus et modes de production soient à la fois respectueux des personnes (travail digne, justice sociale) mais également transformateurs pour le monde commun. La dimension contributive y est centrale.
Je propose ci-dessous de détailler ces trois facettes :
1- Une lecture informative et prospective des évolutions du travail.
La première renvoie à une lecture informative et prospective des évolutions du travail. Sous ce terme générique, on considère que les questions écologiques, quelles qu’en soient la forme, vont avoir des impacts sur le travail, à la fois sur les activités elles-mêmes (ce qu’on fait) et les modes de production (approvisionnement, énergie, technologies de fabrication…). On peut donc les aborder du côté des activités dites vertes ou verdissantes. Cela peut être un métier nouveau (technicien valoriste du réemploi, technicien Green it…) mais beaucoup plus souvent une simple évolution des métiers ou des situations de travail intégrant la dimension écologique. Cela peut renvoyer également au développement d’activités liées à la modification des usages et des besoins (alimentation, chauffage, déplacements…). Par exemple le développement des mobilités douces ouvre des pans entiers d’innovations, de productions et de services qui impactent le monde du travail à venir. Le potentiel développement des véhicules électriques génère des besoins considérables en termes de techniciens spécialisés.
Sur ce plan, l’attente du professionnel mais également des structures chargées d’explorer ces questions se formulent ainsi : quels seront les secteurs porteurs ? Quels seront les métiers d’avenir et ceux qui vont émerger ? De quelles compétences auront besoin les entreprises pour faire face à la transition écologiques (quelle qu’en soit la raison : évolution des besoins, pression normative et règlementaire, choix de valeurs…) ? Peut-on quantifier ces besoins ? Sur ce plan le rapport du Shift Project : Former les actifs pour la transition écologique publié ces jours donne des pistes très précises et documente ces enjeux.
En tout cas, il s’agit de l’anticipation de ce que le travail va devenir et, un peu comme face aux transitions technologiques précédentes, il y a peu de débats sur ces transformations. On retrouve des modèles assez verticaux de planification : on détermine précisément ces évolutions, on cible les secteurs, on quantifie, on informe, on sensibilise pour convaincre, on déploie, et on forme. La vision est très opérationnelle. Sont valorisées les transformations du travail en termes de contenus et de gestes sans interroger les ressorts même de ces évolutions et les conséquences sur les organisations du travail et les relations de chacun à son travail. Du côté de la puissance publique la question est : Comment anticiper le monde du travail à venir en lien avec ces transformations et quels sont les impacts sur la formation initiale et continue ? Comment prioriser et flécher les financements ? Mais on s’intéresse aux transformations comme si elles étaient à la fois inéluctables et décorrélées des autres enjeux. Pour beaucoup, la question s’arrête là. Ce qui explique les difficultés à s’accorder sur d’autres aspects.
2 – Les enjeux d’impacts sur le monde commun et de responsabilité individuelle et collective.
La deuxième ajoute à cette dimension prospective (tout à fait utile évidemment), les enjeux d’impacts sur le monde commun et de responsabilité individuelle et collective. Ce n’est pas uniquement la question des métiers émergents qui apparaît mais un aspect plus général où l’activité de travail n’est pas dissociée de ses impacts sur l’habitabilité au sens large (bilan carbone, destruction de la biosphère, impacts environnementaux) et qui s’intéresse également aux organisations et aux conditions de travail quotidiennes (impact social). Cela peut évidemment renvoyer à des choix de métiers et à des contenus d’activités mais cela ouvre à d’autres critères notamment le choix du contexte d’exercice de ce travail : en somme, on se focalise sur l’entreprise à la fois dans sa finalité, son organisation, la manière dont elle valorise ou pas les questions de soutenabilité à l’interne sur tous les plans : nature des services, relations clients, modalités d’approvisionnement, type d’énergie utilisée, attention aux situations de travail… Cela renvoie bien sûr à des questions écologiques mais également à des enjeux de justice sociale ou de conditions de travail. Sur ce plan, les démarches de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) qui se développent vont dans ce sens même si elles restent encore hétérogènes. Du point de vue des personnes en recherche d’évolution, Il s’agit d’ajouter à des critères de décision purement personnels (ce qui m’intéresse, ce que je sais faire, les priorités de ma situation), la question des impacts de son travail (cela peut-être son entreprise, ce qu’elle produit ? comment ?) sur l’ensemble des écosystèmes. Plus que la dimension informative, cela concerne la prise en compte des impacts et de la responsabilité que l’on estime associée. Comme dans le modèle de l’IKIGAÏ, on introduit la question des besoins du monde, de ce qui peut contribuer à un environnement plus respectueux et solidaire. Cela modifie également la manière dont on évalue la qualité de son travail : on est attentifs aux valeurs qu’il porte (on se sent en phase) ce qui peut amener à accorder moins d’importance à d’autres paramètres de réussite (position sociale et hiérarchique, dimension individuelle).
3 – Dynamiques régénératives
La troisième facette s’intéresse à des dynamiques plus proactives et existentielles que j’appellerais régénératives : elles interrogent les leviers mobilisables pour que le travail et plus largement les contenus et modes de production soient à la fois respectueux des personnes (travail digne, justice sociale) mais également transformateurs pour le monde commun. La dimension contributive y est centrale. La personne en souhait d’évolution professionnelle ne se contente pas de choisir un travail en fonction d’arbitrages entre intérêts personnels et situationnels et impacts sur le monde commun. Elle y dépose une question plus large : comment mon travail peut faciliter un changement de paradigme vers plus de soutenabilité (justice sociale, relations aux écosystèmes) ? Y apparaît également une dimension plus éthique et existentielle que l’on peut formuler ainsi : Je ne peux pas me contenter de sélectionner des entreprises ou des métiers verts si ces activités poursuivent des logiques de croissance qui amplifient l’accaparement des terres et l’exploitation des personnes. Mais plus largement elles introduisent une dimension assez nouvelle dans ces approches : la dimension de l’agentivité. On retrouve dans le référentiel Green Comp cette compétence formulée ainsi : agir pour la durabilité (intégrant action individuelle, action collective et agentivité politique). Cette approche s’intéresse aussi à la construction de récits alternatifs à travers la littéracie du futur. Posant comme principe que le futur n’est pas écrit et que nous pouvons aussi contribuer à ce qu’il sera. Les exemples sont nombreux : on peut trouver de jeunes créateurs, des bifurqueurs qui renoncent à une activité en lien avec leurs études, des écotafeurs qui visent à valoriser ces enjeux dans leur entreprise, ou tout simplement des citoyens qui cherchent des leviers d’action pour vivre une vie qui soit respectueuse des écosystèmes et soucieuse de justice sociale. Le travail y est corrélé au mode de vie.
Agir pour « Une société désirable »
La sociologue Dominique Meda, dans son livre « Une société désirable » l’illustre ainsi :
Comment organiser une reconversion écologique qui met au centre les plus modestes, accorde la plus grande attention aux conditions de travail, repense le rôle de l’entreprise dans la cité et voit dans l’égalité entre hommes et femmes un objectif majeur.
Une belle ambition mais on le voit, un chemin escarpé. Pour toutes celles et ceux qui agissent pour que le « capitalisme de la finitude » ne soit pas le seul chemin.
— André CHAUVET